Si ce n’est qu’en rêve: Chapitre 1

 

21 DÉCEMBRE

Charlie

~~~

 

 

— C’est l’œuvre du Seigneur.

Je réussis à sourire à la vieille dame qui se trouvait derrière le comptoir de la compagnie Sojourn Airways.

— Ce n’est probablement pas le moment pour un débat théologique, mais je dirais que c’est plus l’œuvre de Mère Nature.

J’essayai de terminer ma phrase par un rire, mais cela sortit plus comme un petit haha triste. Son expression vide, accentuée par son chignon grisonnant, n’avait aucune étincelle. Sur sa veste d’uniforme violet était épinglé un badge qui disait : Le service à la clientèle est notre priorité. Pas de frais pour les bagages !

— Monsieur, c’est la signification officielle du transport aérien pour les conditions climatiques qui sont hors de notre contrôle.

— Très bien, je comprends. Écoutez…

Je fis une pause pour regarder son nom sur le badge.

— Écoutez, Susan, le truc, c’est que je dois prendre un vol pour New York dès que possible. JFK, LaGuardia, Newark… peu m’importe. Je prendrai même celui pour Philadelphie si je le dois.

Je forçai un autre sourire.

— Je pourrais toujours y aller pour les steaks au fromage.

Les lèvres pincées de Susan restèrent inchangées.

— Il n’y a aucun vol en partance ou en provenance de San Francisco. Comme je vous l’ai dit un peu plus tôt, notre système a déjà modifié votre vol.

— Pour le vingt-six !

— En effet.

— Mais Noël, c’est le vingt-cinq !

Le désespoir que j’essayais de contenir avec un humour incroyablement ridicule planta ses crocs en moi d’un grand coup.

— C’est vrai ? Je l’ignorais, répliqua-t-elle.

Eh bien, au moins, il semblait que les dirigeants extraterrestres de Susan lui avaient implanté une puce sarcastique, même s’ils avaient négligé celle de la compassion.

J’inspirai profondément.

— Je comprends que ce brouillard de fin de journée s’est renforcé, mais vous ne pouvez pas changer mon vol pour après Noël ! C’est ridicule !

Je pensai à la petite tête ronde d’Ava, son visage recouvert de larmes alors que je partais pour l’université, et la promesse d’être à la maison pour les vacances.

— J’ai des plans. Je dois prendre le prochain vol. Je le dois.

Susan tapa sur son ordinateur, ne prenant même pas la peine de me regarder, à présent.

— Je ne vous ai pas changé de vol, Monsieur Yates. La compagnie aérienne l’a fait. Tous les vols de la veille ont été annulés également, et c’est la saison la plus chargée de l’année.

Elle récitait son texte de la même manière que ma mère le faisait quand elle lisait les instructions d’IKEA alors que nous montions l’étagère dans ma chambre.

— Il y a des milliers et des milliers de passagers avant vous. Le blizzard sur le littoral Est a déjà causé un grand retard avant que le brouillard s’installe.

— Mais j’ai promis à ma petite sœur que je serais à la maison.

Je savais que je pleurnichais, et ma voix trembla alors que ma gorge se serrait.

La bouche de Susan s’incurva en un refus alors qu’elle me regardait.

— S’il y avait quelque chose que je pouvais faire, je l’aurais fait, dit-elle d’un ton adouci.

La compassion inattendue ne fit qu’aggraver la situation en quelque sorte. Je me raclai la gorge, des larmes imminentes menaçant de jaillir. Ne fais pas ça, Charlie. Ressaisis-toi.

— D’accord, je vous remercie. Pensez-vous que je pourrais voyager avec une autre compagnie ?

— J’ai bien peur qu’elles soient toutes dans le même bateau.

— En attente ?

Elle secoua la tête et agita la main vers la masse de gens qui envahissaient le terminal derrière moi.

— Tout le monde a eu la même idée. Comme je l’ai dit, il y a déjà des dizaines de vols qui ont été annulés avant le vôtre. Le vingt-six est la date la plus proche à laquelle vous pourrez partir, et ça, en supposant que le brouillard se lève bientôt et que la pluie s’arrête. Et s’il ne commence pas à beaucoup neiger sur la Côte Est encore.

Avec un hochement de tête, je m’éloignai du comptoir, traînant ma grande et stupide valise rose derrière moi. J’étais peut-être un homo à part entière et fier de l’être, mais le fuchsia n’était pas la couleur que j’aurais prise pour mes bagages. Ava l’avait choisie avec une telle joie que j’avais été incapable de lui dire non. Au moins, elle avait quatre roues et était extensible, ce qui était pratique puisqu’elle était remplie de cadeaux de Noël.

J’avais acheté à Ava de vieux Transformers à assembler et des figurines rétro de Star Wars que j’avais cherchées. La princesse Leia était sa préférée, même à huit ans, Ava avait un goût excellent et avait compris que la trilogie d’origine était de loin, la meilleure. Sur eBay, j’avais trouvé une Leia Rebelle, une Leia avec les fameux macarons sur les oreilles, et même la plus rare, une Leia Force 2, ainsi que le dangereux Boba Fett.

À présent, Ava n’en aurait aucune pour le matin de Noël. Je ne pourrais pas me réveiller avec elle aux premières lueurs de l’aube pour ouvrir nos chaussettes, puis entrer en trombe dans la chambre de nos parents pour les sortir du lit parce que Noël était trop amusant pour dormir.

Une pré-adolescente, debout près une pile de bagages cria à ses parents « ce n’est pas juste ! », ses bras croisés sur sa poitrine et les larmes aux yeux.

— Depuis quand la vie est-elle juste ? marmonnai-je en ricanant.

Très rarement, à mon avis, et jamais quand cela concernait Ava. Je m’enfuis aux toilettes les plus proches pour m’asperger le visage d’eau et me ressaisir. Mes joues se gonflèrent avant de laisser échapper un long soupir et j’examinai un nouveau bouton rouge sur mon menton dans le miroir.

Je m’étais fait couper les cheveux, la veille, puisque ma tante Wendy allait faire un portrait de groupe de nous, à côté de l’arbre avec son bel appareil-photo. C’était un grand Noël pour la famille Yates, et à présent, je ne serais pas là. Je fis courir une main sur mes fins cheveux bruns, qui bouclaient au bout si je ne les gardais pas courts. Ceux d’Ava aussi, mais ils n’étaient pas encore assez longs pour onduler complètement.

Nous nous étions parlé via Skype, l’autre nuit, et elle avait fait fièrement courir une brosse à travers les quelques centimètres de ses cheveux. Elle avait repris du poids aussi, et j’étais impatient de l’étreindre et de la sentir en bonne santé et solide dans mes bras.

Je dus inspirer profondément, mon désir douloureux de la revoir elle, et mes parents, me brûlant la poitrine. Je grimaçai à mon reflet. Mes yeux étaient déjà rouges de l’insomnie de la veille. Je ne dormais jamais bien la nuit qui précédait un vol, dû à ma paranoïa de ne pas entendre la sonnerie de mon réveil.

Ava et moi avions les mêmes yeux : d’un bleu profond et chaleureux, qui s’injectaient facilement de sang, et qui n’étaient pas doués pour cacher les émotions. Notre grand-père disait toujours que, même si nous avions dix ans de différence d’âge, nous aurions dû être jumeaux.

Je vais bel et bien manquer Noël. Je vais briser ma promesse.

La crainte que j’essayais de contenir rugit, et je fermai fermement les yeux. Je savais que ce n’était qu’un rêve, et que les rêves n’étaient pas des visions ni des prophéties, ou quelque chose de ce genre. Pourtant, je tremblai tandis que je me rappelais de celui de l’hôpital que j’avais finalement réussi à atteindre après avoir manqué Noël parce que j’avais pris les mauvaises routes, prenant des virages sans fin.

Le docteur de mon rêve – ou plutôt du cauchemar – avait dit que la rechute s’était produite trop vite, et qu’il n’y avait rien qu’ils auraient pu faire. Mes parents avaient déjà quitté l’hôpital parce qu’Ava était partie. C’était trop tard. Ma petite sœur était morte et je n’avais pas pu lui dire au revoir.

Ravalant une vague de nausées, je fermai les yeux, inspirant et expirant.

Ce n’était qu’un rêve. Elle va bien.

Je m’aspergeai le visage à nouveau, éclaboussant mon pull et m’enfichant complètement. Évidemment, ils étaient à court de serviettes en papier, alors je m’essuyais les mains sur mon jean.

Je marchai sans but dans le terminal, me retrouvant comprimé dans l’amas de gens démoralisés et soi-disant voyageurs et leurs lots de bagages. Ma sacoche pesait lourd sur mon cou, et je l’ajustai impatiemment sur mon épaule. C’était un samedi matin, et l’école était finie pour les enfants, les examens étaient terminés pour les étudiants, et les vacances d’hiver étaient là. Dommage que nous allions apparemment les passer dans l’aéroport International de San Francisco, ou pour moi, de retour dans mon dortoir vide.

Fa la la la la. 

Une série d’écrans de télévision accrochée au mur projetait CNN, et je m’arrêtai pour regarder le présentateur avec des dents bizarrement éclatantes, un visage sérieux sous des cheveux parfaitement coiffés. Des lettres rouges lumineuses et clignotantes prenaient la moitié de l’écran, criant : ALERTE MÉTÉO !

— Nous venons juste de survivre à des chutes de neige apocalyptique dans l’Est, et maintenant, c’est au tour de la Côte Ouest ! Des pluies torrentielles se sont abattues sur le Pacifique Nord-Ouest, s’étendant jusqu’à la Californie du Nord. Quant à San Francisco, c’est un brouillard apocalyptique !

Je levai les yeux au ciel. L’envie des médias d’ajouter « apocalyptique », à défaut de mots inoffensifs avait besoin d’être stoppée et vite, ainsi que les suffixes « gate »[1]. Cela fait une éternité depuis le Watergate. Passez à autre chose, les gens !

L’abruti suffisant de la télévision souriait, en fait. Son nom devait probablement être Chip, ou peut-être Blaine.

— Avec la pluie, le brouillard à San Francisco a réduit la visibilité au maximum, et les autorités conseillent à tout le monde de rester à la maison. Oubliez la soupe aux pois… ce truc, c’est de la mélasse !

Avec un soupir, je me traînai lourdement. Je pourrais tout aussi bien prendre le métro aérien jusqu’à l’arrêt BART. La pensée de retourner – avec mon énorme valise – sur un campus désert était franchement déprimante. Je me rappelai que ce ne serait pas le pire Noël que j’aurais jamais, mais c’était un pâle réconfort. Les deux derniers Noëls détenaient ce titre, et je priais qu’ils ne soient jamais surpassés.

Je trouvai un panneau indiquant la direction à suivre pour le métro aérien, ainsi qu’un autre : Voitures de Location. Je m’arrêtai dans mon élan, évitant à peine de me faire bousculer par un chariot à bagages et un homme qui marmonna un juron alors qu’il me contournait. Je lançai des excuses alors que je regardais le panneau, mon pouls battant rapidement, et bourdonnant dans mes veines.

Était-ce possible ? Pourrais-je arriver à temps si je conduisais ? Il y avait de la pluie et du brouillard ici, et de la neige là-bas, mais je pourrais sûrement gagner un peu de temps entre les deux ? Si je m’alimentais de Red Bull et de barres de céréales, je pourrais le faire.

Prenant mon téléphone, je cherchai sur Google le temps que prendrait le trajet de San Francisco à Norwalk, dans le Connecticut.

43 h (4 756.78 km) via I-80 E.

C’était pratiquement tout droit à travers le pays, en passant par le Nevada, l’Utah, le Wyoming, le Nebraska, l’Iowa, l’Illinois, l’Indiana, l’Ohio, la Pennsylvanie, le New Jersey, New York, et finalement dans le Connecticut. Ce qui avait l’air foutrement épuisant, mais totalement jouable. Si je faisais des arrêts ici et là pour manger et profiter de quelques heures de sommeil sur la banquette arrière, j’arriverais là-bas à temps. Je pourrais être à la maison pour le matin de Noël.

Une ruée d’adrénaline m’envahit grâce à ce nouveau plan, et je me précipitai vers la plateforme du métro aérien. Le chemin qui menait vers le centre des voitures de location à travers les terminaux fut interminable, et je serrai mes doigts autour de la poignée de ma valise jusqu’à ce que la femme qui était entre la porte et moi me lance un regard noir.

Je plongeai pratiquement dans le hall, traînant ma valise avec moi. Le plus étonnant était qu’il n’y avait presque personne dans l’endroit dédié à la location, et je souris alors que je m’approchais du premier comptoir. Je n’aurais même pas à attendre ! C’était clairement un plan génial, et peut-être l’Œuvre de Dieu. C’était écrit.

AUCUN VÉHICULE DISPONIBLE

Je clignai des yeux face au panneau. D’accord, l’autre comptoir. Mon cœur se serra un peu quand je vis le même message là aussi. Puis à l’autre. Et à l’autre encore.

Et à l’autre.

Évidemment qu’il n’y avait aucune file d’attente. Il ne restait plus aucune maudite voiture. Je poursuivis juste au cas où, mais devant chaque entreprise de location que je passais, il n’y en avait plus. Alors que je m’avançais vers la dernière – celle qui était une de ces entreprises qui vendaient moins cher, dans un coin sombre – mes pieds trainaient, et mes épaules étaient affaissées. Pendant une quinzaine de minutes, j’avais pensé que Noël et ma promesse faite à ma sœur auraient pu être sauvés.

Alors que je m’approchais de la dernière, mon cœur bondit. Je jetai un coup d’œil attentif, étudiant l’endroit. Il n’y avait aucun panneau. Il n’y avait aucun panneau ! Excité, je courus le reste du chemin, déboulant au comptoir. La jeune femme qui se trouvait derrière releva rapidement la tête de son ordinateur.

— Bonjour ! Désolé de vous avoir fait peur. J’ai besoin d’une voiture ! Avez-vous une voiture ?

Je m’efforçai de prendre une inspiration pour me calmer et pour lire son nom sur son badge.

— Je vous présente mes excuses, Sook-Yin. J’ai vraiment besoin d’une voiture.

Je lui adressai, ce que j’espérais être mon plus charmant sourire, parce que je n’avais pas besoin que Sook-Yin refuse ma demande parce qu’elle soupçonnait que je prenais du crack, de la méthadone ou que j’inhalais de l’oxyde nitreux de fioles de chantilly.

Elle inclina la tête et m’adressa un sourire plein de regrets.

— Je suis désolée, nous venons juste de louer notre dernière voiture.

Ma bouche s’assécha et ma poitrine se serra alors que la panique et la déception m’envahissaient.

— S’il vous plaît ! Vous devez bien en avoir une autre. Je vous en supplie. Je me mettrai à genoux ! Je payerai un extra. Je payerai tout ce que vous voudrez ! S’il vous plaît ! J’ai besoin d’une voiture. Ou d’un pick-up. D’un SUV. D’un mini van. D’une moto ! N’importe quoi avec des roues et un moteur !

— Je suis vraiment désolée.

Je me cognai la tête sur le comptoir avec un bruit retentissant.

— Je ne peux pas croire que ça m’arrive ! S’il vous plaît, mon Dieu, laissez-moi me réveiller dans mon dortoir et réaliser que tout ceci n’était qu’un cauchemar que mon subconscient a imaginé encore une fois !

Sook-Yin fit un bruit qui pourrait être le son étouffé d’un rire, mais sa voix fut compatissante.

— Je suis vraiment désolée. Attendez une seconde, laissez-moi vérifier nos autres centres. Vous pourriez peut-être avoir de la chance.

D’autres centres ! Je n’avais même pas pensé à ça. Je relevai la tête et la regardai taper sur l’ordinateur, retenant mon souffle. S’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît…

Elle soupira et remit une mèche sombre derrière son oreille.

— Non, rien. Mais je vais vérifier les autres entreprises pour vous.

Mes poumons brûlèrent alors que j’attendais, mes mains serrées en poings pour empêcher mes doigts de taper sur le comptoir. La CIA devrait oublier la torture par l’eau – regarder une autre personne chercher une information sur un ordinateur alors que vous mourriez d’envie de connaître la réponse était une pure torture. Sook-Yin tapa, ses yeux parcourant l’écran, et mon cœur battait la chamade. Il devait bien y avoir une putain de voiture qui restait dans la Baie de San Francisco. Il devait y en avoir. J’irais jusqu’à Oakland. Bon sang, je pousserais même jusqu’à Modesto s’il le fallait. S’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît, s’il vous plaît…

Puis elle m’adressa à nouveau l’inclinaison de la tête/triste sourire, et je sus que c’était sans espoir. Elle n’avait pas besoin de le dire. J’essayai de sourire en retour.

— Merci d’avoir vérifié. C’était très gentil à vous.

Mon cerveau se mit à tourbillonner rapidement. Qu’en était-il des bus Greyhound ? C’était l’époque la plus occupée de l’année et les bus pourraient être remplis de gens qui n’avaient pas pu prendre leurs vols, mais peut-être que…

— Je suppose que je vais essayer le bus.

Elle grimaça.

— J’ai entendu dire qu’ils étaient surchargés. Et il y a ce problème de grève ? Ils n’ont pas assez de bus, apparemment.

— Je suppose que les trains sont complets aussi.

— Voulez-vous que je vérifie ?

Son regard se déplaça vers quelque chose derrière moi, et elle sourit.

— Excusez-moi une seconde. Ah, vous voilà ! dit-elle à quelqu’un. Avez-vous trouvé le Starbucks ?

— Oui, merci. J’ai de la caféine et je suis prêt à me mettre en route !

Tout mon corps se figea. Cela ne pouvait être lui. Ce n’était pas possible.

Pas. Possible.

Je pivotai lentement et… Wow ! Gavin Bloomberg – toujours aussi grand et sexy – se tenait là, habillé d’une veste en cuir marron avec un gobelet dans une main et une petite valise grise à côté de ses Puma. Il cilla en me regardant, et après un moment, ses lèvres se retroussèrent.

— Charlie ?

Il avait l’air aussi horrifié que je l’étais.

De toutes les entreprises de locations de voitures sur toute cette maudite planète… Je m’efforçai de garder un ton courtois. Après tout, nous avions dix-huit ans et nous étions officiellement adultes, à présent.

— Gavin.

— Euh… salut.

Il me regarda de la même manière que l’on regarde un chewing-gum après avoir marché dessus toute la journée et priant qu’il s’enlève de la semelle, avec de petits cailloux et plein de trucs séchés sur lui. Il fit courir sa main à travers ses cheveux épais et courts, et même sous les néons, je ne pus m’empêcher de remarquer leurs reflets auburn. Ses favoris étaient plus longs depuis la dernière fois que je l’avais vu à la remise des diplômes en juin.

Je fus étrangement projeté dans le souvenir de l’été où nous nous étions rencontrés, et où presque tous les jours, nous nous étions allongés au soleil, du côté de l’étang, et il avait fermé les yeux pendant que je regardais ses cheveux sécher, tout le temps mourant d’envie de le toucher.

— Vous connaissez-vous, messieurs ? demanda Sook-Yin.

Je hochai la tête.

— Je suppose. Pas vraiment. Je veux dire, nous sommes allés au même lycée.

C’était clairement un cauchemar, mais malheureusement, j’étais bien trop éveillé. Il était temps de disparaître.

— Eh bien, je devrais y aller.

— Attendez ! s’exclama Sook-Yin, son visage s’illuminant. Allez-vous, tous les deux, au même endroit ? Peut-être que vous pourriez faire le trajet ensemble ?

Mon esprit était tellement sidéré par la présence inattendue de Gavin qu’il n’avait pas complément réalisé que celui-ci avait évidement loué une voiture. Oh. Mon. Dieu. Bien sûr qu’il avait loué la dernière voiture ! Bien sûr. Parce qu’il obtenait toujours ce qu’il voulait.

Gavin me regarda puis Sook-Yin.

— Je retourne à Norwalk.

— Moi aussi. Mais nous ne pouvons pas…

Je m’interrompis en agitant la main entre nous.

Sook-Yin haussa un sourcil.

— Mais c’est la solution parfaite, n’est-ce pas ? Je peux ajouter un autre conducteur au contrat. Je vous dispenserais même des frais supplémentaires. Vous payez déjà beaucoup puisque vous avez moins de vingt-cinq ans. Mais à vous de décider, cependant.

— Euh…

Gavin la regarda avec une lueur d’effroi dans les yeux. Je partageais cette peur. Il n’en était pas question – putain, non ! – que Gavin Bloomberg et moi fassions le trajet ensemble jusqu’au Connecticut. C’était impossible. C’était la pire idée que je n’avais jamais entendue.

Mais putain. C’était ma seule chance.

Bien que je déteste ça, c’était mon seul moyen pour être à la maison pour Noël. Gavin et moi pouvions partager les heures de conduite et l’essence, et nous pourrions parfaitement arriver pour le vingt-cinq si nous ne perdions pas de temps.

— Je ne peux pas… c’est…

Resserrant son gobelet, Gavin me regarda.

— J’ai promis à Ava que je serais à la maison pour Noël.

Le regard dur de Gavin s’adoucit, et il soupira. Après un long moment, il hocha la tête.

— Alors, je suppose que nous devrions y aller.

— J’en suis heureuse. Le monde est vraiment petit. Pouvez-vous me donner votre permis de conduire ?

Sook-Yin commença à entrer mes informations dans l’ordinateur, apparemment consciente de la tension dans l’air.

— Attendez, vous vivez dans la même rue ?

Gavin et moi hochâmes silencieusement la tête.

— Wow, quel drôle de hasard ! dit-elle en souriant et en imprimant un nouveau contrat. Allez-vous à la même université ici aussi ?

— Non. Il est à l’USF, et je suis à Stanford, répondit Gavin.

Je cillai. Il savait où j’étudiais ? La voix de ma mère fit écho dans mon esprit.

— Chéri, devine qui va à Frisco pour l’université aussi ?

— S’il te plaît, ne l’appelle pas Frisco.

Je roulai un autre t-shirt pour le rentrer dans ma valise rose.

— Et la réponse est non, qui ?

— Ton ami Gavin ! N’est-ce pas merveilleux ? Je suis si contente que tu aies quelqu’un d’ici avec toi.

Le fait que Gavin n’était certainement pas mon ami – et ne l’avait plus été depuis la fête de Pete Stiffler au début de la troisième – avait échappé à ma mère. Pour sa défense, elle avait eu bien assez à faire pendant les dernières années, et je n’avais jamais fait allusion à ce problème.

— J’ai juste besoin que vous signiez ici tous les deux, et apposiez vos initiales ici, ici, et là.

Sook-Yin encercla des endroits sur le contrat.

Gavin prit le stylo, me le passant quand il eut fini. Le plastique était chaud de ses doigts, et mon estomac se serra de la même manière qu’auparavant, quand Gavin était proche. J’avais l’impression d’avoir quatorze ans à nouveau et me sentais totalement dépassé.

Après avoir noté mes dernières initiales, je remis le contrat à Sook-Yin, qui fit une copie et la glissa dans un dossier sombre. Elle tendit une clé à Gavin.

— Voilà. Elle se trouve à l’emplacement C-37, mais puisque c’est la dernière voiture qui reste, cela ne vous sera pas difficile de la trouver. C’est une Jetta, mais ne vous inquiétez pas, je vous ai facturé la classe économique. Je vous souhaite une bonne route et de joyeuses fêtes !

Nous sourîmes et la remerciâmes, et je suivis Gavin vers le parking. En silence, nous prîmes l’ascenseur, et dans le dédale souterrain, le seul son qu’on entendait était le bruit des roues de nos valises et l’étrange voiture qui passait par là. La Jetta attendait, d’une couleur bleue, possédant quatre portes, et carrée avec sa conception allemande, classique et pratique.

Un homme qui mâchait un chewing-gum s’approcha du petit bureau d’expédition, qui était plus un taudis. Il portait une combinaison et une casquette de base-ball.

— Vous prenez la dernière, hein ?

Je lui adressai un sourire crispé.

— Ouais.

Nous observâmes la voiture, faisant le tour pour nous assurer qu’il n’y avait aucune éraflure, ni rayure. Gavin signa le formulaire, et le gars démarra le moteur.

— Le réservoir est plein, et vous êtes prêt à y aller. Bonne route, dit-il en sortant.

Gavin ouvrit le coffre et regarda ma monstruosité rose.

— Tu reviens vivre là-bas ou quoi ?

— Non.

Obstinément, je ne m’expliquai pas davantage et relevai ma valise.

Après avoir mis son petit bagage gris, Gavin ferma le coffre.

— Je suppose que je vais conduire en premier ?

— Bien sûr.

C’était très courtois, et si foutrement bizarre, Oh, mon Dieu.

Je m’avançai vers le siège passager, mettant ma ceinture et repoussant mon siège vers l’arrière au maximum, pour étendre mes jambes. Je faisais un mètre quatre-vingt comparé au mètre quatre-vingt-cinq de Gavin, mais j’aimais toujours m’étirer. Surtout puisque nous allions rester dans cette voiture pendant quarante-trois heures – et ça, à condition d’avoir du beau temps et de ne pas être pris dans des embouteillages. Je résistai à peine à l’envie de gémir. Rien que sortir de la Baie de San Francisco prenait une éternité avec de bonnes conditions, alors inutile de parler du brouillard apocalyptique.

Après avoir ajusté les rétroviseurs, Gavin démarra. Aucun d’entre nous ne parla alors qu’il naviguait entre les niveaux de parking, et à la sortie, il entra le ticket fourni dans la machine. Le bras mécanique se releva pour nous laisser passer, et la maison ne m’avait jamais paru aussi lointaine.

[1] Le suffixe « gate » en anglais sert à montrer l’énormité d’un scandale, comme le Watergate.

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