Passion en Arctique : Chapitre 1

 

— Nunavutmut tunngasugitsi !1

Des gravillons et une fine couche de neige craquèrent sous les bottes de Jack et il jura contre lui-même alors qu’il posait le pied sur la piste d’atterrissage de l’aéroport d’Arctic Bay. Il avait complètement oublié d’apprendre les rudiments de l’Inuktitut.2 Il avait entendu dire que la plus grande partie de la population de Nunavut parlait également l’anglais, mais il avait toujours trouvé que parler aussi quelques phrases dans la langue natale contribuait grandement.

Il s’éloigna de l’avion hâtivement pour laisser passer les passagers qui attendaient derrière lui.

— Merci, dit-il avec un sourire, supposant que le vieil Inuit l’avait sûrement salué à leur manière.

— Bienvenue, Capitaine Turner, déclara l’homme trapu, la tête haute. Je suis le Caporal-Chef Donald Onartok.

— Ravi de vous connaître, le salua-t-il à son tour avant de serrer sa main calleuse.

Il frissonna alors qu’un vent glacial frappait l’aérodrome. Ses narines frémissaient sous l’air sec et froid.

— Pas de manteau ? demanda-t-il au vieil homme.

Jack portait sa parka de camouflage noire, qui lui arrivait à mi-cuisses sur son pantalon assorti.

Onartok eut un geste de la main.

— Il fait moins sept degrés. C’est encore doux en Octobre.

Il portait l’uniforme des Rangers Canadiens : des bottes de combat noires, un pantalon de camouflage dans la même couleur sombre que celui de Jack, un pull à capuche rouge et une casquette de baseball rouge également… tous les deux avec l’emblème. Il tira sur une paire de gants et indiqua avec son pouce par-dessus son épaule.

— Je vais vous faire visiter. Ça ne prendra pas longtemps.

Le terminal était un petit rectangle d’un étage à quelques centimètres de distance au-dessus du sol, peint en gris et de légères nuances de bleu. Des antennes paraboliques pointaient vers le ciel sans nuages, et alors que Jack le suivait, il fut obligé de se protéger les yeux de la main. Le soleil qui se reflétait sur la neige était aussi lumineux que celui du désert de Kabul.

— Je n’aurais pas dû laisser mes lunettes dans ma valise.

— Le soleil va se coucher dans une heure ou deux, mais vous pouvez les prendre de vos bagages avant d’y aller.

Jack regarda sa montre multifonctionnelle. Il était seulement mille cinq cents heures,3 toutefois, le soleil déclinait quand il regarda l’horizon. La jauge de température était en Fahrenheit et indiquait dix-neuf degrés.

— Où est le sergent Carsen ? demanda-t-il en espérant s’être correctement rappelé le nom quand il avait jeté un œil au dossier.

— Il est encore à l’école. Il enseigne.

— Merci d’être venu me chercher. Quel est votre domaine ?

— La chasse et la pèche.

Quand Onartok sourit, ses dents brillèrent et ses petits yeux disparurent pratiquement.

— Vous m’avez fourni une excuse pour prendre mon après-midi. Ma femme ne discute jamais quand il faut récupérer un militaire VIP.

Jack résista à l’envie de grogner. VIP. Il était plus un raté dont la hiérarchie ne savait plus que faire qu’autre chose. Peut-être qu’il aurait dû prendre sa retraite plus tôt après tout. Au moins, il aurait évité des missions ridicules comme celles-ci.

À l’intérieur du terminal, quelques personnes lui furent présentées et il serra encore quelques mains. Avant de monter dans le pick-up d’Ornartok, Jack sortit ses lunettes de soleil et ses gants de son sac et vérifia encore une fois que sa mallette contenant ses armes à feu était toujours sécurisée.

— C’est la seule autoroute à Nunavut, l’informa Onartok alors qu’ils sortaient de l’aéroport.

Jack sourcilla en regardant la route de terre couverte de neige, qui ne pouvait en aucun cas être appelée une autoroute.

— Elle mène à Nanisivik ? demanda-t-il.

— Oui. C’est la seule route à Nunavut qui relie les deux communautés. Je suppose que Nanisivik n’est plus une communauté puisque plus personne ne vit là-bas. C’était une ville fermée. Ce qui veut dire que tous les bâtiments et maisons avaient été construits par l’exploitation minière. Ils ont tout démantelé quand ils sont partis.

Jack savait ce qu’était une ville fermée, mais il ne le fit pas remarquer.

— Ils exploitaient du plomb, n’est-ce pas ? demanda-t-il, néanmoins.

— Et du zinc et de l’argent. C’était la première exploitation minière nord du Cercle Arctique. Ils ont fermé en 2002 quand les prix du métal ont chuté. Maintenant, c’est juste le port. La navy était supposée la transformer en base, mais ils ont changé d’avis. Vous savez, les restrictions budgétaires et tout le reste. Ils sont toujours supposés en faire une station de ravitaillements pour les navires de la Marine en été, mais rien n’a encore été fait.

Il se mit à rire nerveusement.

— Désolé. Vous devez sûrement savoir tout ça.

— Non, non. Je veux entendre votre avis. De ce que je comprends, le plan de la Marine prévoit d’avoir une simple station-service.

L’armée échafaudait aussi leurs propres plans, bien sûr… des plans qui n’aboutiraient probablement à rien, tout comme ceux de la Marine.

Alors que la route sinueuse contournait une falaise, la baie étincelante apparut sur la gauche, et un panneau indicateur sur la droite. C’était écrit en Anglais avec des symboles Inuktitut au-dessus.

Pas d’alcool au-delà de cette ligne sans une autorisation.

Jack soupira intérieurement. Il avait voyagé pendant dix heures, et il avait attendu avec impatience une bière fraîche. Il repensa au dossier contenant les informations sur Arctic Bay, et Nanisivik que le Colonel Fournier lui avait donné, qui mentionnait sûrement que c’était une ville sèche.4

Il avait tergiversé pendant toute la semaine et s’était promis de lire le dossier pendant son vol, mais il s’était endormi à la place. Compte tenu du fait qu’il avait passé quatre heures à l’aéroport d’Iqaluit après le premier vol d’Ottawa, il n’avait aucune excuse. Surtout qu’il avait passé son temps à jouer à un jeu de pêche stupidement addictif sur sa tablette.

Mais ce n’était pas grave… il rattraperait le retard dans sa chambre d’hôtel, cette nuit. Ce n’était pas comme s’il avait autre chose à faire.

— Combien de personnes vivent ici ? demanda-t-il, puisqu’il devait faire un peu conversation.

— Huit cent vingt-trois d’après leurs derniers calculs. Mais je pense que le nombre a évolué un peu. Je sais que ça a augmenté d’au moins une personne puisque mon troisième garçon vient juste de naître.

Jack sourit automatiquement.

— Félicitations. Quel est son prénom ?

— Ipiktok. Ça veut dire Vif. Intelligent, je veux dire. Futé.

— C’est un beau prénom.

— Ma femme voulait du traditionnel. Beaucoup de bébés ont de vieux noms, ces temps-ci. Et Arctic Bay est appelé Ikpiarjuk. Cela veut dire « La Poche ». Vous allez voir qu’il y a des falaises sur trois côtés.

Sous les plaques de neige balayées par le vent, le paysage désertique et rouge était vallonné et dominé par des falaises à sommet plat. Jack ne voyait aucune végétation ou même une terre arable.

Cela pouvait tout autant être la maudite lune !

Tandis que la ville elle-même apparaissait, les choses ne s’améliorèrent pas. Arctic Bay constituait un ensemble de maisons préfabriquées d’un étage, une grande partie d’entre elles étaient peintes d’un léger bleu, ou d’un rouge sombre. Il supposa qu’il y avait à peu près une centaine de petits bâtiments regroupés au bord de la mer. Marcher d’un côté à l’autre de la ville ne prendrait sûrement pas plus de dix minutes.

— Nous y voilà, dit Onartok alors qu’ils roulaient le long de la mer.

Puis il le regarda dans l’expectative.

— C’est magnifique, mentit Jack.

— Je vais vous déposer à l’hôtel, et le Sergent Carsen sera bientôt là.

Jack sourit et hocha la tête alors qu’il considérait son nouveau chez-lui pour les cinq prochains jours. Tout ce voyage était une perte de temps, mais au moins, cela l’avait sorti de son bureau, rempli de paperasses inutiles. Il s’était dit que ce serait une bouffée d’oxygène, bien que ce n’était pas comme si le Colonel Fournier lui avait donné le choix.

Il pouvait toujours entendre le soupir déçu d’Etienne, les lèvres serrées alors qu’il joignait ses mains sur son bureau.

— Nous devons faire quelque chose, Jack. Je sais que la transition est difficile. Mais tu as l’air de t’ennuyer ici. Je pense que ça te ferait du bien de reprendre du service.

— Partir en excursion avec des réservistes de l’Arctique n’est pas reprendre du service. Ils ne sont même pas une vraie armée.

— C’est tout ce que nous avons pour l’instant, et ils connaissent cette terre. Tu apprendras peut-être quelque chose. Le Moyen-Orient nous échappe… il est temps de se concentrer sur ce qui se passe autour de nous.

Mais quel était le but ? Si les Russes voulaient envahir l’Arctique, quelques guerriers du dimanche ne pouvaient pas les arrêter. Même avec le coucher du soleil éblouissant joliment la partie figée de la baie, cet endroit était désert, et ajouté à cela, très glacé. Le climat d’Ottawa était assez dur, et Jack ne pouvait que frissonner à la pensée de ce que cela serait de passer l’hiver à l’extrémité nord de l’île de Baffin.

Le côté positif était qu’il n’y avait pas de maudit sable.

L’hôtel Siqiniq était un large bâtiment rectangulaire préfabriqué, de couleur marron qui ne pouvait pas accueillir plus de dix petites chambres. Il avait vu des huttes de boue plus chics en Afghanistan, mais du moment que c’était propre, le reste lui importait peu. Alors que Jack sortait du véhicule, il regarda les petits piliers qui soulevaient le bâtiment de quelques mètres au-dessus du sol. Il remarqua que toutes les structures étaient hissées de la même façon.

— Pourquoi les bâtiments sont-ils soulevés de cette manière ?

C’était si sec dans le Grand Nord que ces petits piliers n’avaient sûrement pas pour but d’éviter des inondations.

— Pergélisol,5 répondit Onartok alors qu’il prenait le sac de Jack de l’arrière du pick-up. Si les bâtiments sont construits à même le sol, la chaleur de l’intérieur fera fondre la couche supérieure et ils s’enfonceront.

— Ah, donc pas de sous-sol à Nunavut, je suppose, nota Jack en prenant son sac et en tendant sa main. Merci encore.

— Tout le plaisir est pour moi, Capitaine, dit Onartok en la serrant et en hochant la tête. Voilà Susan. Elle va prendre bien soin de vous.

Une femme d’âge moyen apparut à la porte de l’hôtel.

— Ce doit être le Capitaine Turner. Tunngasugitsi ! Bienvenue !

Ses cheveux noirs étaient rassemblés en une queue de cheval, et elle avait la peau mate de la plupart des Inuits que Jack avait rencontrés. Il la suivit à l’intérieur. Elle prit une clé de derrière un bureau de réception et indiqua la pièce qui était ouverte sur sa droite.

— C’est la salle à manger. Le dîner sera servi à 18 heures. Le petit-déjeuner est servi à 07 heures, et le déjeuner à midi.

À l’intérieur se trouvaient six tables carrées avec quatre chaises chacune et une télévision dans le coin. Des panneaux non-fumeurs étaient posés sur des distributeurs de serviettes étincelants. Un groupe d’adolescents étaient réunis autour d’une table à boire le café. Ils le regardèrent curieusement, mais ne dirent rien.

Susan le conduisit à travers un couloir lumineux. Jack compta six chambres sur chaque côté du hall, et la sienne était la dernière. Il y avait deux lits qui faisaient face à la porte de la pièce, tous les deux étroits avec une petite table de nuit et une veilleuse entre eux. Susan se dirigea vers la lampe et l’alluma, qui envoya aussitôt, à travers l’abat-jour, un éclat tamisé et doux sur la moquette brune. Sur la commode à côté de la porte, à gauche, se trouvait une télévision à écran plat, ainsi qu’une salle de bain.

— Je vous remercie, Susan. C’est agréable.

La chambre était ordonnée et propre, et même si un soupçon de poussière restait, il supposait que cela avait été aéré plutôt dans la journée. Il avait évidemment dormi dans des endroits bien pires. Le souvenir d’un scorpion furtif détalant sur la couverture de sa tente poussiéreuse traversa son esprit.

— Voulez-vous du café ? demanda-t-elle.

— Non, juste un peu d’eau. Puis-je boire celle du robinet ?

— Oui, c’est sans risque. Il y a des verres dans la salle de bain.

Une pensée surgit dans l’esprit de Jack.

— S’il y a le pergélisol, d’où vient l’eau ?

Susan se dirigea vers la fenêtre et écarta un côté des lourds rideaux bordeaux, qui étaient à moitié ouverts.

— Des réservoirs et des citernes, répondit-elle. La ville les remplit d’eau et récupère le reste. L’eau vient d’un lac à proximité. Ne vous inquiétez pas, elle est chlorée avant qu’ils ne la mettent dans les réservoirs.

— Pas de souci.

— Nous vous demandons néanmoins de conserver l’eau et de ne pas prendre de longues douches. Si le camion-citerne tombe en panne ou si le conducteur tombe malade, nous pourrions venir à en manquer.

— Oui, bien sûr.

Elle sourit et se recula vers la porte.

— Le mot de passe du wifi se trouve sur la carte, sur la commode. J’espère que vous apprécierez votre séjour.

Il la remercia à nouveau et laissa tomber sa parka sur l’un des lits avant de s’asseoir sur celui qui se trouvait près de la salle de bain. Le matelas était assez épais, et le sommier du lit grinçait légèrement. Le dessus de lit était tacheté de rose et de bordeaux suivant un motif carré, et les murs étaient peints dans un ton beige rosé.

Jack se dirigea vers la fenêtre et jeta un coup d’œil sur ce qu’il pouvait voir de l’Arctic Bay, qui était à ce moment de la journée, ombrée de petits bâtiments et de lumières scintillantes. Il avait juste un aperçu de la baie plongée dans l’obscurité.

La salle de bain avait des toilettes, un lavabo et une baignoire avec une douche. Jack remonta les manches de son pull-over de combat et se rafraîchit le visage, prenant soin de fermer les robinets rapidement. Il grimaça quand il vit les cernes sous ses yeux.

Toute trace de son bronzage qu’il avait eu en Afghanistan avait depuis longtemps disparu de sa peau pâle. Il se sécha le visage avec une fine serviette et but un petit verre d’eau. Ses cheveux blonds courts partaient dans tous les sens, il les aplatit avant d’y renoncer. Qui diable allait-il impressionner ici ? Foutus cheveux.

Sur le lit, il sortit le dossier de son sac et s’adossa contre la tête de lit.

Il est temps de te concentrer.

Le problème était qu’après deux photos d’un rapport sur la viabilité du port en eau profonde à Nanisivik, son esprit retournait sans cesse vers l’explosion qui avait causé un cratère sur la route et fendu le désert, juste au-delà de la montagne. Il se frotta les yeux et commença le paragraphe suivant, mais les mots disparurent sur la page.

Il s’essuya la bouche du dos de la main, souhaitant pouvoir cracher les grains de sable qu’il avait l’impression d’avoir sur la langue. Même dans le 4×4 avec les vitres fermées, et la climatisation à fond, la sueur humidifiait ses cheveux sous son casque. Assis sur le siège passager à côté de lui, le Caporal Gagnon blablatait sur sa petite amie qui habitait Montréal.

— Alors, elle me dit qu’on s’est éloignés ! Va chier6 ! Je pensais qu’elle était la bonne. Elle m’a dit qu’elle m’attendrait pendant que je serais ici.

Il ricana.

— Elle n’a même pas attendu un an ! Vous savez…

— Sais quoi ? demanda Jack, quand un soudain silence se fit.

Il jeta un coup d’œil à Gagnon, qui s’était redressé brusquement, regardant fixement à travers le pare-brise.

Jack se tendit.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Grant, assis à l’arrière, demanda :

— C’est un gosse, là-bas ?

Il sursauta quand il entendit un coup à la porte et rangea à nouveau les papiers dispersés dans le dossier. La porte était si légère qu’on aurait dit que la pièce était vide, tant le moindre son retentissait bruyamment. Il l’ouvrit. Un homme portant un uniforme de Ranger se tenait de l’autre côté. Il était jeune, et ce que la mère de Jack aurait appelé « un gaillard ».

Jack se racla la gorge.

— Sergent Carsen ?

Le jeune homme hocha la tête et le salua.

Jack le lui retourna et serra sa main.

— Entrez, dit-il en reculant et fermant la porte derrière lui. Alors…

Carsen se balança d’une jambe sur une autre.

— Oui, Monsieur ? répondit-il, la voix basse.

— Vous êtes le chef du groupe des Rangers d’Arctic Bay ?

Il le savait, mais il n’avait rien d’autre à dire. Il se sentait comme un enfant qui n’avait pas fait ses devoirs. Il supposait que c’était exactement le cas, ce qui était pathétique puisqu’il avait trente-six ans.

— Oui. La Patrouille d’Arctic Bay.

— C’est ça, patrouille, répéta Jack en agitant la main. C’est ce que je voulais dire. Eh bien, excellent. Euh…

L’esprit de Jack était toujours vide. Carsen attendit, sa casquette de baseball rouge ombrant son visage barbu. Ce dernier avait la même taille que lui, un mètre quatre-vingt, et pourtant, sa présence tranquille semblait remplir la chambre.

— Et de combien de personnes est constituée votre patrouille ?

— Vingt-neuf.

— Excellent, répéta Jack.

Seigneur, j’aurais dû savoir ça.

— Que diriez-vous d’aller dîner ? Oh, en parlant de ça, j’ai apporté quelques barres chocolatées si vous en voulez.

Il ouvrit son sac et se mit à les chercher.

— J’ai entendu dire que tout était cher ici. Il y a quelques Twix, et des Crispy Crunch, et voyons voir…

Il se retourna et trouva Carsen le regardant d’un air impassible.

— Avez-vous une préférée ?

Après quelques moments, Carsen demanda :

— Avez-vous un Coffee Crisp ?

Jack chercha un emballage jaune et le lui tendit.

— Et voilà.

Carsen ne croisa pas son regard.

— Merci, dit-il en glissant la barre chocolatée dans la poche de devant de sa parka et se raclant la gorge. Euh… le dîner devrait être prêt, Monsieur.

Les adolescents qui se trouvaient dans la salle à manger auparavant étaient partis, remplacés par deux tables de clients qui portaient des pulls à col roulé et entretenaient une discussion animée en Allemand. Jack hocha la tête dans leur direction, soulagé que Carsen choisisse la table la plus éloignée des touristes, bien que la petite salle à manger n’offre pas d’échappatoire. Une adolescente souriante apparut.

— Bonsoir, Monsieur Carsen. Puis-je vous apporter quelque chose à boire ?

Carsen lui sourit en retour.

— Un ginger ale. Merci, Sedna.

— J’en prendrais un également, dit Jack.

Sedna hocha la tête.

— Ce soir, nous avons du poisson et des frites, ou un ragoût de Caribou.

Jack n’y réfléchit même pas.

— Je vais essayer le Caribou.

— Du poisson et des frites pour moi, déclara Carsen à son tour.

Elle revint avec leurs ginger ale, plaçant les cannettes sur la table avec des verres remplis de glaçons et des pailles enveloppées de papier.

— Est-elle l’une de vos étudiantes ? demanda Jack, quand elle fut partie.

— Oui, répondit Carsen.

Il retira l’opercule et fit courir une main sur ses cheveux bruns courts.

Jack détacha le papier de sa paille et étudia Carsen discrètement. Son nez était mince et ses lèvres pleines. Le plus étonnant de tout, c’était ses yeux qui étaient d’un gris pâle. Carsen versa la moitié de sa canette dans son verre, et les bulles remontèrent jusqu’au bord avant de disparaître. Puis il y mit sa paille et commença à siroter sa boisson.

— Avez-vous grandi ici ?

Carsen cilla.

— N’avez-vous pas un dossier sur moi ?

— Oui, mais… Je voudrais quand même que vous m’en parliez.

En plus de ne pas s’être préparé, Jack réalisa qu’il n’avait pas discuté avec quelqu’un depuis bien longtemps.

Carsen parla d’un ton mesuré.

— Je suis né et j’ai été élevé ici. Je suis allé à l’université à Edmonton.

— Et vous êtes revenu ? plaisanta Jack sans conviction. Vous devez vraiment aimer le froid.

Pendant un long moment, Carsen le fixa sans rien dire avant de baisser son regard sur le dessus de la table.

— Je suppose, déclara-t-il enfin en traçant de ses doigts la ligne d’une légère fissure.

Jack s’éclaircit la gorge.

— Qu’enseignez-vous ?

— L’anglais, l’histoire et la géographie. Je me suis arrangé pour avoir la semaine libre pendant votre visite, mais il y avait un examen aujourd’hui que je ne pouvais pas repousser.

— Pas de problème. C’était un plaisir de rencontrer Ronald. J’ai hâte de faire la connaissance du reste de votre patrouille également.

— Donald, rectifia Carsen.

— Oui, bien sûr.

Seigneur, il ne se rappelait plus de beaucoup de choses ces temps-ci. Il n’avait même pas ramené sa plaque militaire, bien qu’il soit techniquement sur le terrain. Eh bien, s’il l’avait ramené dans la toundra, il aurait été facile de l’identifier.

Le silence s’étira, et Jack joua avec sa paille. Il aurait voulu être de retour à Ottawa, mangeant un dîner froid devant la télévision où il ne décevrait personne sauf lui-même. Il fut soulagé d’apercevoir Sedna s’avançant vers eux avec leurs plats.

— Voici le dîner.

Les boulettes de viande de Jack furent accompagnées de frites et d’une salade de choux, et il y enfonça sa fourchette avec appétit. S’il mangeait, il ne mettrait pas les pieds dans le plat.

— Ce Caribou est délicieux, dit-il, après une minute.

Il prit une autre bouchée de cette viande à la texture fine.

— Ça me rappelle le chevreuil.

— Oui. Il y a une similitude.

— Quel genre de poisson est-ce ? demanda Jack.

Les Allemands avaient été servis également, et la salle à manger fut silencieuse mis à part le bruit des couverts et des gens en train de manger.

— Du Turbot. C’est aussi connu sous le nom de Flétan du Groenland.

— Je suppose que vous le pêchez ici ?

Quelle brillante observation !

Il prit un peu de choux.

— Oui, répondit Carsen.

— Alors, pourquoi cette interdiction d’alcool ? Vous ne buvez pas du tout ici ?

— Seulement durant les événements spéciaux.

— Oh, fit Jack, attendant que Carsen en dise plus.

Quand il resta silencieux, Jack s’enquit :

— Alors, comment ça marche ?

— Vous pouvez demander un permis, et il doit être approuvé par le Comité d’Éducation de l’Alcool. Cela n’arrive pas souvent. Cependant, il y a des contrebandiers. Si vous aviez ramené du Whisky au lieu du chocolat, vous auriez pu en tirer un bon bénéfice.

Jack sourit d’un air narquois.

— J’en suis sûr. N’est-ce pas déjà une punition de devoir vivre ici en étant sobre tout le temps ?

Se redressant sur sa chaise, Carsen ne sourit pas.

— La plupart d’entre nous ne considèrent pas l’idée de vivre ici comme une punition.

— Non, non, bien sûr que non. Je voulais juste dire…

Quoi ?

— Je plaisantais seulement, ajouta-t-il finalement sans conviction.

Seigneur, il avait l’impression de vivre un mauvais rencard. Non qu’il eût un quelconque rendez-vous depuis très longtemps. Le silence s’étira à nouveau, et Jack se tortura l’esprit pour chercher quelque chose à dire qui ne serait pas insultant.

— Êtes-vous marié ?

L’expression de Carsen resta impassible tandis qu’il étudiait son plat.

— Non. Vous ?

— Non, dit Jack en faisant glisser une frite dans du ketchup. Ça doit être difficile de sortir ici avec si peu de gens. Si vous ne trouvez pas la bonne personne…

Non que j’aie eu plus de chance avec une plus grande population.

Le visage de Grant lui vint à l’esprit, et Jack le repoussa. Il essaya de penser à d’autres questions à poser.

— Vos parents vivent-ils ici également ?

— Ma mère. Elle est née et a été élevée ici. Mon père est un mineur d’Alberta. Il est venu ici d’Écosse pour travailler dans l’exploitation pétrolière. Il a passé quelques saisons aussi à Nanisivik.

Jack attendit qu’il en dise plus, mais Carsen se contenta de couper un autre morceau de son poisson et de mâcher lentement. Jack finit ses boulettes de viande et prit une serviette en papier du distributeur qui se trouvait sur la table. Les Allemands avaient repris leur discussion animée.

— Avez-vous beaucoup de touristes ici ?

— Quelques-uns. Il y en a beaucoup plus en été.

Carsen finit sa dernière frite.

— À quelle heure voulez-vous commencer demain matin ?

Bonne question. Ça m’aurait aidé de savoir ce que nous allons faire.

— Celle que vous pensez être la mieux, répondit Jack. Le petit-déjeuner est à sept cents heures. À moins que vous ne vouliez commencer plus tôt ?

— Non. Prenez votre petit-déjeuner d’abord.

— Rafraichissez-moi la mémoire… où allons-nous demain ?

— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda Carsen d’un air impassible.

Une autre bonne question.

— Ils ne vous l’ont pas dit ?

— Non. Ils m’ont juste dit de vous prendre en patrouille et de vous conduire à la mine. Vous montrer un peu la région, et le travail des Rangers.

Il essuya sa bouche avec sa serviette et la plia soigneusement.

— Vous l’ont-ils dit ? poursuivit-il.

Jack eut un sourire forcé, remuant nerveusement face à la manière dont Carsen semblait voir à travers lui.

— Évidemment, répondit Jack en regardant les Allemands avant de baisser la voix. Ils envisagent d’établir une base d’entrainement permanente dans la région.

Au moins, il savait ça.

— Nos soldats sont entrainés pour le désert, mais pas l’Arctique. Nous devons planifier l’avenir.

Carsen fronça les sourcils.

— Permanente ? Mais le gouvernement s’est retiré de la base navale. Nous en étions heureux.

— Pourquoi ça ?

— Ça n’avantageait notre communauté. Ils n’auraient pas autorisé que les navires de croisières utilisent le port, donc, pas d’argent qui entrerait à Arctic Bay, et cela aurait probablement eu un impact négatif sur la chasse et l’environnement. Nous étions soulagés quand ils ont tout laissé tomber.

— Écoutez, vous voulez mon avis ? Tout ce voyage est une perte de temps. Le résultat sera le même que leur grande idée d’établir une base navale dans l’ancienne mine. Je ferai mon rapport, et quelques comités à Ottawa vont l’étudier, et finalement, ils n’auront même pas le budget. Donc, ça n’aura vraiment pas d’importance.

Après un long moment, Carsen déclara :

— Ça me va.

Il finit son soda en aspirant bruyamment par sa paille.

— Je vous retrouverai à sept heures et demie demain. Nous allons en patrouille. À moins que vous ne vouliez pas y aller.

Il était très tenté.

— Non. Bien sûr que non. Nous devons suivre la procédure.

Il grimaça.

— C’est pénible.

— Savez-vous comment vous habiller pour une patrouille ?

— Chaudement, j’imagine.

Le sourire de Carsen était carnassier.

— Exactement. Nous serons en patrouille pendant deux nuits. J’ai tous les équipements. Portez plusieurs vêtements.

— Du camping en Arctique, hein ?

Génial !

— Plusieurs vêtements, c’est noté.

Carsen se mit debout et arrangea sa chaise.

— Je suppose qu’Ottawa paye pour le dîner, dit-il en levant sa main à son front, le saluant.

— Oui, évidemment, répondit Jack.

Il allait se redresser à son tour, mais Carsen sortait déjà de la salle à manger. Jack le regarda partir avec un soupir. Les prochains jours allaient être amusants… des silences gênants et des conversations guindées.

Sedna revint. Jack lui donna un pourboire de vingt dollars et lui demanda de mettre le dîner sur sa note d’hôtel. Elle sourit, et il se sentit un peu mieux quand il retourna à sa chambre. Cependant, il grimaça alors qu’il se rejouait dans son esprit encore et encore sa soirée avec le Sergent Carsen. Il s’assit sur le lit et essaya de lire le dossier. Eh bien, ce n’était pas une première bonne impression.

— Pourquoi me soucierais-je de ce que ce gars pense de moi ?

Il soupira, réalisant que Neville n’était pas là pour l’écouter avec sa tête inclinée sur le côté, comme si tout ce que Jack disait était fascinant. Il supposait que c’était le rôle d’un chien.

— Bon, il est temps de se concentrer et d’arrêter de me parler à moi-même !

Il lut le dossier de Carsen. Kinguyakkii Carsen. Trente-trois ans. Célibataire. Un des plus jeunes Rangers dans le service. Professeur. C’était tout ce qu’il y avait. Jack chercha encore, mais c’était toutes les informations qu’il trouva sur Carsen. Il revint au rapport sur les plans annulés de la Navy concernant cette base à Nanisivik, pourtant, il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur le dossier de Carsen comme s’il s’attendait à ce que de nouveaux mots apparaissent.

Quand il éteignit la lumière pour dormir, il se retrouva à fixer le plafond, écoutant les voix des Allemands retentissant à travers les murs fins. Il se rejoua en entier sa rencontre avec Carsen dans son esprit, pensant à tout ce qu’il aurait dû dire et faire différemment. Il était un Capitaine, bon sang. Cette affectation était une perte de temps, mais il n’avait aucune excuse pour être venu sans s’y être préparé.

Il aurait dû jeter un coup d’œil au dossier, depuis des mois, et il était temps de se ressaisir. Il ne voulait peut-être pas se trouver ici, sur ce coin perdu de pierre et de glace, mais il ferait son travail et le ferait bien. Il devait ça à Etienne. Bon sang, il se le devait à lui-même, sans parler des habitants d’Arctic Bay.

Demain, il serait gentil avec Carsen et essaierait de corriger la mauvaise impression qu’il avait sans aucun doute faite. Il devait juste surmonter les prochains jours avec un minimum de stress et de conneries.

Et ensuite quoi ? Retour à Ottawa et à la paperasse ?

Le regard gris et inflexible du Sergent Carsen traversa son esprit à nouveau, refusant de partir. Mais alors que Jack sombrait dans le sommeil, les souvenirs d’une route d’un désert ensoleillé et d’une matinée trop calme restèrent à l’écart, et ça, c’était quelque chose.

  1. Bienvenue à Nuvavut !
  2. L’inuktitut est l’un des quatre grands ensembles dialectaux de la langue inuit, les trois autres ensembles étant l’inupiaq, parlé en Alaska, l’inuktun, parlé dans le Nord-Ouest canadien, et le groenlandais, parlé au Groenland.
  3. Est un format militaire pour exprimer l’heure.
  4. Une ville où l’alcool est prohibé.
  5. Le pergélisol désigne la partie d’un sol gelé en permanence, au moins pendant deux ans, et de ce fait imperméable.
  6. En français dans le texte.

Copyright © Keira Andrews and HL (translator)

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