Par-delà l’océan: Chapitre 1

 

Ce qui avait mis le feu aux poudres, c’était celle que son petit frère venait de se mettre dans le nez.

Les muscles encore endoloris par son entraînement, Troy fixait Tyson agenouillé sur le sol, seulement habillé d’un boxer, à sniffer une ligne de poudre blanche sur un miroir posé sur la table basse. La porte de la suite de Tyson se referma derrière un Troy qui restait debout en silence, dans sa tenue de sport humide de sueur. Même s’il avait pu articuler autre chose que des hurlements et des injures, ça aurait été couvert par la musique des Rolling Stones qui passait à plein volume.

Les rideaux du salon étaient tirés, bloquant le soleil et tenant les photographes à l’écart. Les bouteilles et les verres s’amoncelaient partout, et l’air était saturé par l’odeur de la fumée de cigarette et d’herbe. Quelques filles en shorts très courts et hauts moulants étaient affalées sur le lit avec un des chanteurs du groupe, Nick, qui était surtout leur meilleur danseur. On se serait cru dans une télé-réalité. Sauf que tout était vrai.

Une bouffée de rage envahit Troy quand il reconnut sa petite amie parmi les filles invitées à cette fête secrète. Il aurait pensé que Savannah ne ferait rien de plus que boire ou fumer des joints, mais il s’était trompé. La trahison lui retourna les entrailles, et il fut tiraillé entre la douleur et la colère.

Une des groupies leva la tête et fixa Troy, le regard vide, une seringue abandonnée sur le sol près de ses doigts gourds. Savannah suivit son regard, sautant sur ses pieds si vite qu’un de ses seins s’échappa de son débardeur, ses boucles brunes bondissant avec elle.

Ses pupilles étaient trop dilatées, ses iris, trop bleus. Elle portait du maquillage, comme d’habitude, mais ses lèvres étaient d’un rouge étrange.

— Troy !

Elle se redressa hâtivement, tout en poussant Nick qui, complètement ailleurs, avait la tête rejetée en arrière et la bouche grande ouverte. Ses cheveux blonds et hirsutes étaient emmêlés, et la lumière de la pièce rendait sa peau cireuse.

Nick n’avait jamais organisé autant de fêtes que pendant cette tournée, et Troy aurait dû intervenir.

Nick était le meilleur ami de Ty, et sa pire influence.

Troy aurait dû s’en douter. Il aurait dû aller voir Joe, parce que c’était le rôle d’un manager de s’occuper de ce genre de choses. Mais il n’avait pas voulu faire de vagues. Il avait suivi l’exemple de sa mère et avait fait l’autruche.

Mais la triste vérité, c’était que Joe et la maison de disques savaient. Avec tout le staff qui participait à la tournée, ils savaient forcément. Les membres de Next Up ne pouvaient pas éternuer sans que tout le monde le remarque. Ils savaient, et personne n’avait bougé d’un cil.

Nick grogna et murmura quelque chose, et Troy voulut le mettre en pièces à mains nues, avant de le coller en cure de désintox avec Ty.

Savannah se jeta sur la station à iPod posée sur le bar encombré et appuya sur un bouton. Le silence s’abattit brusquement, et Tyson redressa soudain la tête, fixant Troy depuis le sol, tenant encore sa paille.

Tyson était le reflet d’un Troy adolescent. Ils avaient les mêmes cheveux sombres et ondulés, que Troy coupait court tandis que Ty les laissait boucler. Chaque membre avait son propre style, et lui était le chérubin du groupe. Leurs yeux marron foncé et leur teint bronzé étaient identiques, et leurs visages avaient la même forme ronde, et la même fossette au menton. Mais Tyson faisait dix centimètres et vingt kilos de moins que Troy, qui le toisait de son mètre quatre-vingts. À vingt-deux ans, c’était le joli garçon du groupe, assez juvénile pour que les jeunes filles du monde entier le trouvent inoffensif.

Troy voulait le jeter sur son épaule, le ramener à la maison et l’enfermer.

Tyson s’humecta les lèvres, la voix éraillée.

— Hé, allez… On était juste… C’est rien, BT.

C’était l’abréviation de « Big T », le surnom de Troy utilisé par ses fans, et que le groupe avait adopté. Il baissa les yeux sur son petit frère. La cocaïne blanchissait ses narines. Savannah s’approcha, et quand ses doigts rouges se posèrent sur son poignet, Troy réalisa que ses ongles s’enfonçaient dans ses paumes, tant il serrait les poings. Il la chassa d’un regard.

La respiration de la jeune femme était erratique.

— Je pensais que tu étais dans cette réserve pour animaux avec Tomas, pour l’inaugurer, couper le ruban et tout…

— Greg voulait voir les koalas, alors il y est allé à ma place. Je suis allé m’entraîner. On aurait pu tous aller à la piscine, mais manifestement, vous aviez d’autres projets…

Ty ricana, moqueur.

— Relax, mec.

 Relax ? T’es sérieux ?

Troy se racla la gorge, comme si elle était tapissée de verre pilé.

— Tu avais promis.

Il fixa son frère.

— Tu m’avais promis.

Il ignora les protestations de Savannah et la contourna, attrapant Tyson d’une main pour le remettre sur ses pieds, éparpillant le reste de cocaïne de l’autre. Les doigts serrés sur le col de son frère, il plongea son regard dans ses pupilles énormes. Elles faisaient tache sur son visage juvénile. Il examina sommairement le bras de Tyson, y cherchant des traces de piqûres. Il le serra avec force quand il les trouva.

— De l’héroïne ? Tu te fous de moi ? Tu compenses avec de la coke pour pouvoir assurer le concert ?

Lançant un regard noir à Nick, il ajouta :

— C’était son idée, c’est ça ? J’en mettrais ma main au feu.

Tyson déglutit bruyamment, ses boucles s’agitant alors qu’il secouait la tête.

— On était juste… C’est pas…

Il regarda Nick, toujours affalé sur le canapé. Ce n’était clairement pas lui qui allait l’aider.

— C’est de la bonne ! C’est pas dangereux comme la merde que tu trouves dans la rue… On s’amuse, c’est tout. Y a aucun risque.

— Il y a toujours des risques avec l’héroïne ! Et avec la coke ! Peu importe qu’elle soit pure ou non !

Tyson fronça les sourcils et dégagea son bras en se rengorgeant. Son indignation et sa suffisance habituelles reprirent le dessus.

— T’es un vrai rabat-joie. Tu es mon frère, pas mon père. Va te faire foutre.

— Tu es sérieux, là ? Tu parles de papa maintenant ? S’il était là, il aurait été le premier à finir le nez dans la poudre. C’est à cause de lui qu’il ne faut pas t’approcher de cette merde.

Il regarda Savannah de travers.

— Et toi non plus.

— Mais ça va, elle s’amuse.

Il eut un geste vague.

— Elle en a juste marre que tu sois si coincé.

La remarque aurait dû lui passer au-dessus de la tête, mais non. Troy eut du mal à respirer, comme si un cerceau d’acier lui comprimait les poumons. Il regarda Savannah, dont les pupilles étaient dilatées.

— Vraiment ? C’est bon à savoir.

Je m’emmerde avec elle depuis des mois, lui souffla une petite voix. Elle faisait la première partie de Next Up, et au fil de cette interminable tournée, ils avaient de moins en moins de choses à se dire. Il savait qu’ils n’avaient pas grand-chose à faire ensemble, alors pourquoi restait-il ? Oh, elle était belle, c’est sûr. Vingt-trois ans, magnifique, avec une petite poitrine et un sacré coffre. Mais il avait besoin de plus.

— Bien sûr que non !

La voix de Savannah gagna quelques octaves, balbutiant alors qu’elle tentait de le rattraper.

— Troy, tu sais que je t’aime.

Debout dans une chambre d’hôtel hors de prix, séparé par plusieurs milliers de kilomètres de chez lui, Troy ne savait plus rien.

La colère s’évanouit, ne laissant que la froide et douloureuse vérité derrière elle.

— En réalité, tu ne m’aimes pas. Et je ne t’aime pas non plus.

Savannah sursauta, avant de cligner des yeux, qui se remplirent de larmes. La culpabilité s’insinua en lui, et il tenta d’adoucir sa voix.

— Je ne dis pas ça pour te blesser. Je ne fais que dire la vérité.

— Bon sang, Troy. Ça t’amuse d’être un enfoiré ?

Tyson grimaça.

— Ne te défoule pas sur elle parce que tu es en colère contre moi.

— Y a encore de la coke ?

Ils se tournèrent tous vers la rousse qui étendit ses jambes sur les cuisses de Nick, et éclata une bulle de chewing-gum.

Elle haussa mollement les épaules.

— Si tu veux qu’il monte sur scène, il vaut mieux lui en donner.

Évitant volontairement de regarder Troy, Savannah se racla la gorge.

— Bon, occupons-nous d’abord de Nick. On s’occupera du reste plus tard. On a un spectacle à assurer.

— Non.

C’était un simple mot, « non ». Mais Troy ne se rappelait pas la dernière fois qu’il l’avait dit à Tyson en le pensant.

Ça devait faire au moins cinq ans, lors du vingt et unième anniversaire de Troy à Vegas, quand il avait refusé une strip-teaseuse. Ty en avait payé une malgré tout, sans se soucier des gens qui les filmaient avec leur téléphone. Ni du fait qu’il était trop jeune pour être dans un club de strip-tease. Ils venaient de gagner le prix du clip de l’année aux MTV awards, et tout le monde laissait entrer Ty n’importe où.

Parce que personne ne lui disait non.

— Non, répéta Troy, savourant le mot rouler sur sa langue.

Tous les yeux se tournèrent vers lui, sauf ceux de Nick, vu que ce crétin était toujours dans les vapes, et ronflait à présent.

L’assurance de Tyson faiblit. Il tenta de sourire.

— Écoute, on va arranger tout ça, BT. Savannah a raison, on a un spectacle à assurer. C’est notre dernière soirée à Sydney.

— Non.

Troy inspira profondément, gagné par la détermination.

— Non, répéta-t-il. Vous avez un spectacle à assurer. Je ne te soutiendrai plus, et Nick non plus. Je démissionne.

— Ouah…

Les autres groupies défoncées et affalées sur un canapé, qui gloussaient en regardant la scène, avaient arrêté de sourire.

— Tu ne peux pas démissionner ! bredouilla Savannah. Next Up ne peut pas jouer sans toi. Des milliers de fans sont là. Tu ne peux pas partir sans prévenir !

— Je vais donner ma démission cette nuit, à Perth.

Il parlait à Tyson, dont les yeux s’écarquillèrent, leur blanc contrastant avec ses pupilles dilatées.

— Je t’avais prévenu ! Retouche à la drogue une seule fois, et j’arrête tout.

Le souvenir d’avoir traîné le poids mort de leur père dans les escaliers envahit son esprit.

Toutes ces nuits à s’en occuper, à protéger Ty et leur mère de ce qu’il pouvait faire de pire.

Toutes ces nuits où il aurait dû dire non.

— Je ne vais pas te regarder foutre ta vie en l’air. Je ne t’aiderai pas à le faire. Je ne resterai pas là, à jouer au gentil petit soldat pendant que tu me mens.

Tyson serra les lèvres, et releva le menton.

— Très bien. Va-t’en. Tu nous manqueras pas. On a pas besoin de toi. Greg peut chanter à ta place.

Tremblant, il cracha :

— Si tu chantes dans ce groupe, c’est seulement parce que tu es mon frère !

Troy cilla. C’était vrai. Quand leur père avait créé leur groupe de cinq et les avait présentés à la maison de disques, Tyson était la star, et Troy faisait juste partie du lot. Il prit une grande inspiration, luttant pour rester ferme.

— Je sais. Je t’aime, Ty. Appelle-moi quand tu seras prêt à être aidé.

— J’ai pas besoin de toi ! cria Tyson.

Tournant sur lui-même, il attrapa une chaise et la lança sur un miroir accroché au mur. La glace se brisa sous le choc, et Troy voulut rester pour ramasser les morceaux. Mais ça n’aurait fait qu’aggraver les choses. Un autre souvenir de leur père lui revint à l’esprit : bredouillant et articulant à peine, à faire des promesses, enchaînant mensonge après mensonge.

Troy avait tout essayé pour que leur père s’en sorte. Il avait toujours été là pour le porter jusqu’au lit. Leur mère dormait dans une autre chambre, parce que d’après elle, il lui donnait des coups de pied en dormant. Alors Troy retirait ses chaussures, et l’aidait à vomir dans un seau. Il faisait toujours semblant que tout était normal. Que ce n’était qu’une mauvaise nuit et que ça irait mieux le lendemain. Sans jamais dire un mot, jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

Et il avait fait la même chose à Perth, la semaine dernière, quand Ty avait fini complètement défoncé par l’alcool et la coke, et qu’il avait été intenable jusqu’à ce qu’il redescende. Ty avait fait des promesses, et Troy avait vu leur père en lui avec ses cheveux blonds poisseux et du vomi sur son col.

La culpabilité, le regret et la rancœur glacés le forcèrent à bouger.

Il était temps de tenter une nouvelle approche. S’il démissionnait, Joe et la maison de disques devraient faire quelque chose. Ils ne pourraient plus ignorer ce qu’il se passait.

Bruno, un des balèzes de la sécurité, entra en trombe quand Troy atteignit la porte. Bruno avait passé quatre ans avec XP, un groupe de rap qui avait tendance à défoncer le top 50, les chambres d’hôtel, et eux-mêmes. Il avait tout vu.

— Tout va bien ? demanda-t-il d’une voix morne.

Troy acquiesça et l’écarta de son chemin pour rejoindre le calme du couloir. Deux autres gars de la sécurité au bout du couloir se dirigèrent vers lui. Son estomac se contracta, et il s’appuya d’une main contre le papier peint beige. Eh merde. Merde, merde, merde.

Est-ce qu’il pouvait vraiment faire ça ? Est-ce que ça l’aiderait ? Est-ce qu’il abandonnait Ty, lorsque son petit frère avait le plus besoin de lui ? Non. Il devait rester ferme. Faire dans le dramatique. S’il y retournait, Ty saurait que ses menaces n’étaient que du vent. Troy rentrerait à la maison et irait voir leur mère. Il la mettrait en face de la vérité qu’elle n’avait pas voulu regarder avec son père.

Il allait vomir.

— Chéri ?

Il chassa la main de Savannah juste au moment où les agents de sécurité s’approchèrent.

— Tout va bien ! aboya-t-il.

Il agita une main comme s’il tenait une baguette magique, et ils reculèrent, leurs pas restant inaudibles sur le tapis moelleux.

Les bras croisés, elle gardait ses yeux bleus et brillants braqués sur lui. Pieds nus, sans ses habituels talons hauts, elle faisait à peine un mètre soixante.

— Tu ne peux pas partir comme ça. Pense aux fans !

Il repoussa la culpabilité qui le collait.

— Les fans seront bien plus contrariés quand Ty et Nick auront fait une overdose. Ils ont besoin d’aide, et je dois les obliger à en demander. Et forcer le label à faire quelque chose.

— D’accord, une fois que la tournée sera terminée, on…

— Non ! Maintenant ! On a encore toute une partie du Japon et de la Corée à faire. Je ne peux pas attendre davantage. Je ne resterai pas là à ne rien faire.

— Mais vous avez un contrat. Vous êtes le plus gros groupe de pop du monde ! Vous êtes le boys band le plus populaire depuis les One Direction et les Backstreet réunis ! Ils ne te laisseront pas partir comme ça.

— Qu’ils m’attaquent en justice, je m’en fous. Je ne vais pas rester là à me tourner les pouces pendant que Ty se tue à petit feu, ou que lui et Nick t’entraînent dans ce bordel. Toi aussi tu te shootes, maintenant ? Putain, Sav… Tu es plus intelligente que ça. Ne gâche pas ta carrière. Ni ta vie.

Elle secoua vigoureusement la tête.

— J’ai juste pris un peu de coke. Je gardais un œil sur eux, Troy, pour être sûre qu’ils ne risquaient rien.

— Oh, pitié !

Il souffla pour évacuer la colère qui l’envahit d’un coup.

— Pour qu’ils ne risquent rien, il faudrait déjà s’assurer qu’ils ne prennent pas ces merdes !

Savannah ouvrit la bouche avant de la refermer, et de pincer ses lèvres trop rouges, apparemment incapable de trouver une répartie.

Troy n’allait pas la lâcher.

— Tu sais ce que je pense de ça. Ce qu’on a subi avec notre père. Ce que j’ai subi. Je n’ai pas la force de recommencer. J’ai tenté de protéger mon frère pendant des années. J’ai essayé de tout faire pour que tout le monde soit heureux.

L’expression de Savannah s’adoucit.

— Je sais, mon cœur. Ce qui s’est passé avec ton père était affreux. Ty a plus que jamais besoin de toi.

— Pour que je ferme les yeux sur ce qu’il fait ? Non. C’est terminé. J’en ai fini avec tout ça.

Les lèvres de Savannah tremblaient.

— Même avec moi ?

— Tu n’as pas besoin de moi. Tu t’en sortiras.

— Non, c’est faux !

— Arrête, on n’a rien en commun. On baise, on regarde la télé, et… c’est… pas mal. Mais ça n’a rien de réel.

Elle toussota.

— Et la musique ? Non ? On a des tas de choses en commun ! On s’est plu le jour même de notre rencontre !

— Ah, tu parles du jour où Lara et les managers nous ont présentés ? Ils ont organisé notre relation depuis le début. Oooh, le mystérieux bad boy si secret est finalement tombé amoureux de la chanteuse à la voix de miel. Savannah Jones a apprivoisé Troy Tanner et a volé son cœur.

Elle serra les dents, mais des larmes roulèrent sur ses joues pâles, faisant couler son mascara.

— Et c’est ce que j’ai fait, non ? Ou alors tu t’en fous depuis le début ?

Il soupira, la culpabilité l’envahissant à nouveau.

— Je ne m’en fous pas. Je tiens vraiment à toi. Je veux que tu sois heureuse. Mais je ne suis pas celui qu’il te faut. Tu sais bien que je ne suis pas le bad boy mystérieux qui parle à peine. Je ne suis pas celui qu’ils veulent faire croire. Comment puis-je être celui qu’il te faut quand je ne sais même pas qui je suis ?

— Donc ce n’est pas moi, c’est toi, hein ?

Elle essuya ses larmes.

— Bon. Très bien. J’espère que tu réussiras à trouver ton toi profond, ou je sais pas quelle connerie. Bonne continuation.

Elle fit demi-tour et remonta le couloir. Une fois devant sa chambre, elle lutta avec la poignée de la porte.

— Que quelqu’un ouvre cette putain de porte !

Troy hésita alors qu’un des agents de sécurité obéissait. Même s’il n’aimait pas Savannah, il n’avait pas voulu que ça se finisse comme ça. C’était une brave fille, et elle avait un talent fou. Elle méritait quelqu’un qui voulait vraiment d’elle. Il avança d’un pas, mais elle était déjà partie. La porte claqua violemment et l’agent de sécurité retourna à son poste.

Quelqu’un se racla la gorge, et Troy se retourna pour tomber sur Bruno qui se tenait sur le pas de la porte de la suite de Ty.

— Tout va bien, BT ?

Non. C’est un vrai désastre.

Mais Troy acquiesça simplement.

— Oui, merci. Désolé de vous faire subir tout ce bordel.

Il tendit la main, et Bruno la serra, fronçant les sourcils.

Troy inspira profondément et rejoignit l’ascenseur privé. Il pouvait le faire. Il devait le faire. Il avait laissé tomber son père en n’intervenant pas, et il n’allait pas reproduire cette erreur.

 

* * *

— Tu sais, le taciturne avec une veste en cuir noire. Il ne parle jamais beaucoup pendant les interviews.

— Ça sous-entendrait que j’aie déjà regardé une des interviews de… c’est quoi leur nom, déjà ?

Affalé dans une chaise de l’aéroport de Sydney après minuit, Troy regardait le reflet dans la grande fenêtre donnant sur le tarmac. Les pilotes se tenaient quelques mètres derrière lui, et parlaient discrètement. Le jet privé qu’il avait loué s’envolait d’un petit terminal séparé des trois principaux, et il avait heureusement réussi à s’y faufiler sans que personne ne le remarque. Les seules personnes qui passaient par ce terminal étaient des hommes d’affaires qui se fichaient bien de qui il pouvait bien être, même s’ils l’avaient reconnu.

Il avait rangé sa veste en cuir ridicule dans son énorme valise, et avait enfilé un sweat à capuche gris. Et c’était manifestement une bonne idée. Il baissa un peu plus la visière de sa casquette de base-ball. Il y avait un gros poteau derrière sa chaise, et les pilotes pensaient apparemment qu’ils étaient seuls.

La femme prit une gorgée de son café.

— Next Up. Tu vis dans une caverne ou quoi ? C’est pour ça que tu ne m’invites jamais à sortir ?

Elle avait l’air philippine, petite et jolie, comme sa mère. Son accent lui rappelait ceux qu’il avait entendus en Nouvelle-Zélande.

Troy embrassa le terminal désert du regard. C’était stressant d’être complètement seul.

Depuis quand avait-il été seul en public ? Quoique même en privé, il n’avait jamais été vraiment seul. Il y avait toujours eu quelqu’un avec lui. Sa copine, Ty, un des autres gars du groupe, ou même les membres du staff du label qui allaient et venaient sans fin.

Maintenant qu’il y réfléchissait, il se demandait comment il avait pu fêter ses vingt-six ans sans jamais avoir pris la moindre décision lui-même concernant sa propre vie. Son père les avait toutes prises jusqu’à sa mort, et le label avait repris le flambeau. Troy se laissait porter par le courant, et il n’avait pas à se plaindre, non ? Il était millionnaire. Alors peu importait que Next Up ne fasse pas le genre de musique qu’il aimait.

Même maintenant, il pouvait entendre la voix de son père :

Sois reconnaissant de tout ce que vous avez, toi et ton frère. C’est ça, le rêve américain !

Frottant ses mains sur ses cuisses, Troy tentait de se calmer. Est-ce qu’il gâchait tout ? Est-ce que ça allait tout ficher en l’air pour Tyson ?

Le pilote ouvrit un dossier.

— Tu n’es pas un peu trop vieille pour faire partie de leur public, Paula ?

Paula lui fit un doigt d’honneur.

— Je n’ai même pas trente ans. Alors d’accord, je suis un peu trop vieille pour des boys bands. Mais avoir trente ans ou vingt ans, c’est pareil, maintenant.

L’homme grommela :

— Génial. Moi qui pensais en avoir fini en passant la barre de la trentaine…

Son accent était américain, ce qui était surprenant.

Troy avait réussi à trouver un jet privé qui décollait sous peu, et il observait les portes du terminal, s’attendant à ce que la cavalerie débarque à tout moment. Joe et ses sous-fifres ne pensaient sans doute pas qu’il allait quitter le pays pour de vrai, mais il valait mieux qu’il continue son chemin. Malheureusement, il était pour le moment coincé ici pendant que les pilotes discutaient.

Paula reprit :

— Ça va faire scandale. Leur tournée mondiale n’est pas encore finie, ils ont encore l’Asie à faire.

— Tu en sais vraiment beaucoup trop sur ce boys band.

L’homme continua, très pince-sans-rire :

— Commandant, nous avons une politique très stricte en ce qui concerne le harcèlement sexuel de nos passagers, je vous le rappelle.

Elle se hissa sur la pointe des pieds, et fit mine de verser sa tasse de café sur les cheveux sombres et coupés court du pilote, s’attirant un rire discret. Ils portaient tous les deux les pantalons et vestes bleu marine, sur les chemises blanches de l’uniforme standard. Troy se demandait où étaient passées leurs casquettes, quand le fil de ses pensées s’arrêta brusquement.

Bon sang, ça allait vraiment être un scandale. Le groupe était un peu sur la pente descendante, mais ils avaient encore des millions de fans. Il avait éteint son téléphone, pour éviter le déluge de messages de la part de la cavalerie et des autres, à part de Tyson, Nick et Savannah. Mais avant cela, son compte Twitter avait débordé de messages de soutien lui souhaitant un bon rétablissement. Ty avait apparemment annoncé sur scène que Troy avait la grippe, mais cette excuse ne tiendrait pas longtemps. Avant d’éteindre son portable, il avait envoyé le même message à Joe, Greg et Tomas :

Ty et Nick se droguent. S’ils ne partent pas en cure de désintox, je m’en vais pour de bon. S’ils nient, demandez à Savannah, elle est au courant. Je vous recontacte bientôt.

La culpabilité d’avoir laissé tomber le concert contractait son estomac vide. Mais au moins, il avait toute l’attention du label, à présent. Leur prochain concert aurait lieu dans une semaine, au Japon. Troy retournerait chez lui, irait chercher sa mère, et la ramènerait à Tokyo pour parler à Ty. Il appellerait aussi les parents de Nick pour voir s’ils pouvaient faire une intervention groupée.

Next Up devrait reporter les concerts en Asie, ce qui était vraiment dommage parce qu’une grande partie de leur famille prévoyait de venir les voir à Manille, mais se débarrasser de cette addiction était bien plus important.

— Je me demande s’il s’est passé quelque chose entre lui et sa copine. Tu sais, Savannah Jones. Elle a fait cette chanson à propos des SMS qui te reste des journées entières dans la tête.

— Je n’ai pas le plaisir de la connaître, non.

— Elle est incroyable. Ils forment un super couple. Il n’était jamais resté avec une fille aussi longtemps… Plus d’un an ! Il avait eu le cœur brisé après que Delia Tate l’a largué pour partir avec James Franco. Le pauvre…

Troy dut se retenir de ricaner. Il était sorti avec Delia pendant quelques mois, et ça avait été sympa. Mais quand elle était tombée amoureuse de Franco, il lui avait juste souhaité une bonne continuation. Lara, la chargée de com’, avait juste imaginé cette histoire de cœur brisé de Troy, qui avait évidemment attiré les femmes du monde entier qui voulaient prouver qu’elles valaient mieux que la précédente. Troy était, comme d’habitude, resté discret en public, portant ses lunettes de soleil partout, même à l’intérieur. Il avait eu l’impression d’agir comme un connard, mais il avait fait ce qu’on lui avait dit de faire.

— Bon, on devrait pouvoir y aller.

L’homme ferma le dossier.

— On partira dès que notre passager et son escorte arriveront.

— Je suis là.

Troy se leva et se retourna.

— Sans escorte, par contre.

Il ignora Paula qui rougissait, et tendit la main, avec un sourire tranquille.

— Enchanté.

Il avait joué ce rôle tant de fois que c’était devenu une seconde nature. Toujours poli, sans jamais trop en révéler. Rester discret et laisser Ty voler la vedette.

Se raclant la gorge, elle lui serra la main fermement.

— Commandant Paula Mercado. Ravie de vous rencontrer. Et voici mon copilote, Brian Sinclair.

— Merci d’avoir été aussi réactifs.

Troy se tourna vers l’autre pilote. Le trentenaire était mince, et un peu plus grand que Troy, frôlant sans doute le mètre quatre-vingt-cinq. Sa poignée de main était ferme, et il avait une attitude des plus calmes, qui collait parfaitement à l’image des pilotes que se faisait Troy.

Paula reprit :

— Ravis de pouvoir vous aider. Il n’y a que vous, ce soir, alors ? Nous pensions que vous viendriez avec quelques personnes. Occupons-nous de vos valises et allons-y.

— Nous pouvons partir dès maintenant, alors ? Ils disaient qu’ils n’étaient pas sûrs…

Dieu merci. S’ils avaient attendu le lendemain matin, ses nerfs auraient lâché, ou Joe l’aurait incendié.

— Ce genre de petit jet n’a pas de couvre-feu, donc nous n’avons pas à attendre. Il faut juste dégoter un copilote, vu que c’est un long vol.

Elle désigna Brian d’un geste.

— Et nous avons de la chance, nous avons le meilleur de la profession. C’est un pilote bien trop talentueux pour jouer les seconds couteaux, si vous voulez mon avis.

Brian l’ignora et ouvrit la marche avec un hochement de tête à l’adresse de Troy. Ce dernier les suivit le long des couloirs du terminal, jusqu’au tarmac où se trouvait le jet privé. C’était une dépense déraisonnable, surtout maintenant qu’il avait perdu sa source de revenus, et qu’il serait sans doute attaqué en justice pour avoir rompu son contrat avec le label, mais l’idée de voyager dans un avion de ligne était insupportable. Endurer les questions et les photos aurait été trop difficile. Il devait rentrer discrètement chez lui, et parler à sa mère. L’appeler ne serait pas suffisant. Troy devait y aller en personne, qu’elle ne puisse pas s’échapper.

Ils grimpèrent le peu de marches qui les menaient au petit jet, et il s’installa dans une sorte de salon. Il y avait des fauteuils rembourrés de chaque côté de l’avion par groupes de deux. Il avait demandé le plus petit jet qu’ils avaient, et celui-ci avait huit places. Quand c’était le label qui payait la facture, il avait volé à bord de jets privés des dizaines de fois. Mais ça lui semblait un peu ridicule et extravagant d’avoir un avion entier pour lui tout seul.

Mais il ne pouvait plus reculer. Il prit un siège côté hublot, admirant la touche d’orange à l’horizon accompagnant le coucher du soleil.

La porte du cockpit était encore ouverte, et Paula leva la voix.

— Bien attaché ?

— Oui, merci.

— On ne va pas tarder.

Elle ferma la porte.

Les moteurs démarrèrent et le jet s’engagea sur la piste. Troy s’agrippa aux accoudoirs. Il y était. Il quittait le groupe. Tyson. Savannah. La presse n’allait pas le louper. Est-ce qu’il prenait vraiment la bonne décision ?

C’était la première fois qu’il faisait ses propres choix à propos de quelque chose de vraiment important. Plus important que choisir entre les frites et la salade, en tout cas. Il n’avait pas protesté quand ils lui avaient coupé les cheveux, et l’avaient habillé de noir de pied en cap. Il n’avait rien dit quand on lui avait interdit d’aller au bowling parce que ce n’était pas assez cool ni assez mystérieux. Quand ils soutinrent aux journaux que son père était mort d’un arrêt cardiaque, il n’avait pas démenti.

Il s’était laissé porter, jouant son rôle comme un chien bien dressé. Il était temps qu’il reprenne le contrôle de sa vie.

Il avait pris l’avion des centaines de fois au fil des années. Mille fois, peut-être. Mais cette fois-ci, Troy faisait attention à chaque détail, enregistrant la sensation et les bruits des pneus qui quittaient la piste. Le vrombissement et le clang du train d’atterrissage qui se rétracte dans le ventre de l’avion, les petites turbulences pendant qu’ils prenaient de l’altitude, les lumières de Sydney qui s’éloignaient tandis que son chez lui se rapprochait.

— Vous voulez quelque chose à boire ? Nous avons pas mal de choix.

Troy cligna des yeux et s’arracha de sa contemplation par le hublot, contre lequel son front était appuyé. Brian se tenait près de son fauteuil, avec une expression assez neutre, mais pas désagréable. Il ne souriait pas, mais il ne faisait pas non plus la tête. Troy reconnaissait cet air, c’était un masque qu’il avait souvent arboré, pour qu’il n’ait pas l’air agacé ou grognon sur les photos des paparazzis. Il avait mis quelques années à corriger son expression naturellement peu avenante.

— Non merci. Pas maintenant.

Il devrait sans doute manger quelque chose, mais il n’était pas sûr de réussir à ne pas vomir.

— Vous êtes sûr ?

L’expression de Brian ne changea pas, mais il baissa d’un ton.

— Vous avez l’air d’avoir besoin d’un verre.

— Merci, mais ça va aller.

Troy supposa que puisqu’il avait dit ne pas avoir besoin d’hôtesse de l’air, le copilote devait assurer les deux casquettes.

— N’hésitez pas à nous appeler si vous avez besoin de quoi que ce soit. On s’arrêtera à Honolulu, juste le temps de refaire le plein pour aller jusqu’à L.A. Je peux vous faire visiter l’avion, peut-être ? Il y a des couchettes, et une salle de bain, bien sûr, avec une douche et…

— Non, ça va aller. Mais merci.

Brian hocha la tête et repartit dans le cockpit, refermant la porte derrière lui.

Après un moment, Troy prit une bouteille d’eau et grignota un paquet de cookies, qui se trouvait dans un panier posé dans la petite cuisine. D’habitude, il aurait regardé des séries, ou des films sur son iPad. Mais après trois épisodes de Modern Family, un navet sur des créatures marines adolescentes que Savannah lui avait décrit comme « immanquable », et un film sur une catastrophe spatiale, il laissa tomber. Il enfila un pyjama et un t-shirt, avant de se glisser dans une des couchettes et de tirer le rideau.

Il ne buvait normalement que de la bière, mais il aurait peut-être dû descendre quelques verres de vodka pour s’endormir plus vite.

Le souvenir du souffle alcoolisé de son père lui revint à l’esprit. Quelques verres de trop, tous les soirs, avaient été la cause de tout. Non, il s’en tiendrait à la bière.

Troy ferma les yeux, et tenta très fort de ne penser à rien.

 

* * *

Son cœur s’arrêta un instant, et Troy prit une brève inspiration, avant de s’écraser contre son matelas. Il y avait des turbulences depuis un moment, mais pas à ce point. L’avion vibra et plongea à nouveau. L’adrénaline et la peur chassèrent les dernières bribes du rêve de Troy, où il n’arrivait pas à atteindre des escaliers. Il attrapa le rideau, arrachant le tissu en trébuchant, avant de tomber par terre.

La ceinture. La ceinture ! Putain…

L’avion tanguait, tremblait, et sa carlingue grinçait. Il se hissa jusqu’au fauteuil le plus proche, et y grimpa. Les doigts tremblants, il tira la ceinture pour la passer autour de sa taille, luttant avec la boucle.

Il n’arrivait pas à…

Troy s’écrasa contre la moquette. La douleur explosa dans sa pommette, et il tenta de s’agripper à quelque chose. Une autre violente secousse le jeta contre un autre fauteuil. Il se hissa sur ses pieds, de la bile dans la gorge.

Il criait en cherchant la ceinture. Les doigts de Troy se refermèrent dessus, et il se mordit la langue, le goût cuivré du sang se répandant dans sa bouche. Haletant, il se rendit compte qu’il ne criait pas, en réalité. Ce son, c’étaient les alarmes qui retentissaient derrière la porte du cockpit.

Les oreilles de Troy se débouchèrent d’un coup. L’avion descendait. Non, c’était plus que ça. L’avion plongeait. Les cris étouffés des pilotes se mêlaient au hurlement des alarmes. Son cœur allait exploser. Il n’arrivait plus à respirer.

Allez, allez, allez !

Il entendit à peine le clic de la ceinture qu’il réussit enfin à refermer autour de ses hanches. Tirant sur la lanière, il la serra tellement fort qu’il eut des fourmis dans les jambes. Il colla son front contre le hublot, cherchant désespérément les lueurs de l’aube, la respiration saccadée.

Tout ce qu’il arrivait à voir, c’était du gris, un grincement métallique assourdissant lui hurlant aux oreilles alors qu’ils tombaient.

On va mourir !

Il ferma les yeux avec force, des images de sa famille défilant dans son esprit. La dernière fois que sa mère l’avait vu, lui pinçant les joues en lui disant qu’il avait maigri : « Payat payat ka, no ? Kain na tayo ! » Tante Gloria et oncle Jojo lui offrant la guitare que son père lui avait plus tard enlevée. Papa, dans un bon jour, conduisant la décapotable, avec les Stones à fond. Et il vit aussi son petit frère, riant aux éclats et agrippant son bras, alors qu’ils arrivaient tout en haut d’une vieille montagne russe en bois.

Désolé, Ty. Je t’aime.

L’air était épais, et il était incapable de respirer. L’avion vibra, produisant un son infernal. Les alarmes hurlèrent. Et alors qu’ils plongeaient vers le sol, il fit la dernière chose qu’il pouvait faire.

Notre Père qui êtes aux cieux…

Copyright © Keira Andrews

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